23 novembre 2012

Falaises

Longtemps, certains mots ont exercé un pouvoir naturel, solide et simple dans des espaces à leur mesure. Était-ce de l’arrogance ou de la suffisance ? Ils n’ont pas accordé suffisamment d’importance à ceux qui cognaient de plus en plus régulièrement aux frontières de leurs champs lexicaux. Venus parfois de loin, dans des costumes étincelants, presque aveuglants. Ceci est l’histoire d’une aube. Celle de la fin de leur règne.

On buvait de petites tasses de silence. On pompait, du bout de nos index, les miettes de nos pensées. Et c’est sorti.

- C'est une exhibition.

Il est arrivé avec ses navires de guerre. Ils battaient pavillons insulaires. Tout l'horizon était rempli de voiles. On ne pouvait pas les ignorer. Il s'est posé là. Il a levé son verre. Il a fait tinter les glaçons. Il a bu. L'autre paume bien posée sur la table de métal. Et de sa gorge rincée d'apéritif est sorti ça.

- C'est une exhibition.

Nous, trempés sur la côte. Il fallait que nous réagissions. Nous devions actionner les alarmes. Un choc devait se produire. Allait-on laisser les navires accoster? Nous sentions déjà les relents visqueux de leurs ponts. A nos narines affluaient les odeurs portées par ça.

- C'est une exhibition.

L'un d'entre nous monta sur une grosse pierre plate. Afin que tous puissent juger de l'éclat de son armure. Il se voulait rassembleur. Il a brandi son glaive.

- Comment dites-vous?

Voyez, maintenant, ça fume à l'horizon, ça s'agite sur les ponts. Des hommes montent aux mâts. On les distingue. Ils ont la taille de fourmis dodues. Leur marine a vu l'éclat de cette épée sur nos côtes.

- C'est... une... exhibition...

Des sons de corne de brume maintenant. Vous entendez? Il détache les mots. Les grands voiles se déploient. Qui sommes-nous pour les impressionner? Ils voudraient que nous les accueillions. Que nous les laissions fouler notre sol. Que nous nous ébahissions face à ça.

- Oui, c'est une exhibition.

Ici, l'armure a fait son effet. Chacun s'équipe. Bientôt, nos troupes seront massées sur les falaises. Les procédures, régulièrement entraînées, ont fonctionné. D'un glaive est née une armée. D'un glaive jaillit désormais un souffle.

- Vous voulez dire une démonstration?

Regardez les capitaines! Ils viennent à la proue. Les barreurs les ont appelés. Ils remontent quelques carrés. Les navires ralentissent. Oui, ils s'immobilisent. On distingue le reflet des verres des longues vues.

- Oui, enfin, c'est une exhibition.

Il rassemble ses mains sur la table. Les navires pivotent. Un bon tiers des trappes à canon s'ouvrent. Ils veulent imposer leur venue. On s'est opposé à leur élan. On a mis en doute l'usage de ça.

- Qui s'exhibe?

Nous avons donné l'ordre aux archers d'allumer leurs flèches. La nuit tombe et la falaise se met à scintiller. On entend sur la ligne d'horizon le roulement des canons qui viennent taper sur la coque en prenant leur position. Il maintient ça. Il maintient ce mot.

- Avec deux joueurs de ce talent, quelle exhibition ça promet!

Ils gueulent tous sur les ponts. Ils donnent de la voix. Maintenant, il penche le buste en avant sur la table. Ils veulent nous dire qu'on ne leur échappera pas. Il impose une complicité plénipotentiaire. Le débarquement n'est pas une option.

- Ah bon? Ils vont jouer nus? Ils vont faire les marioles?

Ici, les arcs sont bandés. Le bout brûlant des flèches dirigé vers le ciel. Il suffit d'un ordre.

- Qu'est-ce que vous me chantez-là?

Du côté des navires, on sait qu'il est trop tard pour remonter les voiles principales. On voit bien que tout peut s'enflammer. Nos yeux sont plantés dans les siens. Notre buste aussi prend possession du plateau de table.

- C'est une démonstration. Une exhibition, c'est autre chose.

Les officiers plastronnent tous sur les bastingages. Les couleurs de leurs uniformes se détachent. On ne voit plus qu'eux. Il y a un silence. Il n'y a plus que la mer. Il n'y a plus que les éléments.

- Oui, dans ce cas, on dit une exhibition.

Ils ne bougeront pas. Ils nous font bien voir que les canons peuvent très bien tirer contre les falaises et faire du dégât. Même si nous brûlons leurs voiles et qu'ils ne peuvent plus avancer. Ils veulent que nous nous soumettions à leurs coutumes. Que nous acceptions cet usage. Que nous accueillions ça.

- Une exhibition, tout simplement.

L'ordre est lancé. Les flèches sont parties. Elles lacèrent la nuit de rouge, de bleu, d'orange et de fumée. Elles se plantent dans l'horizon.

- Absolument pas. C'est un abus de langage. Vous dites exhibition alors que vous pensez démonstration.

Des matelots se jettent à la mer. D'autres se mutinent. Ils n'ont plus confiance en cet uniforme qu'ils ont embrassé parce qu'ils croyaient que l'art de la guerre et ses codes seraient mieux respectés. Qu'on ne déshabillerait pas des peuplades pour les affubler des atours de l'empire. Déjà nos arcs accueillent de nouvelles flèches. Son buste recule. Ses bras reposent sur les accoudoirs. Son regard se promène sur le sol.

- Oui, enfin, si vous voulez.

Les navires s'éloignent à la rame, avec ceux qui restent. Nos falaises ont tenu bon. Nos côtes ont affirmé leur indépendance. Nos procédures ont fonctionné. Il a fallu les éprouver jusqu'à leurs limites. Déjà, pourtant, l'horizon se charge à nouveau, déjà nos garnisons devront procéder à des marches forcées aux frontières de nos territoires, déjà il faut élaborer de nouvelles tactiques. Contre ce qui pointe. Contre ça.

- C'était en tout cas une bonne occasion d'échanger.